Qu’à cela ne tienne, puisque Véra a refusé de m’en acheter un, en une seconde ma décision est prise… je reste un peu en arrière, je tends la main, je saisis un des petits sachets de dragées empilés à l’étalage d’une confiserie, je le cache dans mon large blouson à col marin et je rejoins Véra en soutenant d’une main le sachet appuyé contre mon ventre… Mais très vite on nous rattrape… La vendeuse m’a vue à travers la vitre… « La petite vient de voler un sachet de dragées… » Véra la toise, ses yeux se dilatent, deviennent d’un bleu intense… « Qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible ! » Et je secoue la tête automatiquement, sans conviction je dis Non !... la vendeuse montre ou seulement regarde la boursouflure au bas de mon blouson, et cela suffit, je sors le sachet en le faisant passer sous le caoutchouc qui le retient et je le tends… Sans un mot nous suivons Véra qui se dirige vers la boutique, la traverse, va au fond où se trouve la caisse, fait des excuses et paie le prix du sachet… La caissière compatit… « Ah ! Madame, les enfants aujourd’hui… » La vendeuse veut tendre le paquet, mais Véra l’arrête… « Non, merci… » Elle refuse de le prendre.
Nous sortons, nous rentrons… je ne sais plus par quel moyen… sans parler, du moins certainement pas de ce qui vient de se passer.
Véra s’abstient, avec cette obstination que rien ne peut vaincre quand elle a pris une décision, de se mêler de mon éducation. Il me semble que ce doit être le résultat de discussions entre elle et mon père… je ne les ai jamais entendues, mais je me doute que mon père lui a fait des reproches à propos de moi…
- Bien que jamais tu ne te sois plainte…
- Je ne lui parlais jamais de Véra.
[…]
A notre retour rien n’a été dit en ma présence, mais je savais que Véra lui raconterait avec indignation… et je me demandais si mon père ne lui reprocherait pas de m’avoir refusé… lui ne l’aurait sûrement pas fait, et alors ce ne serait pas arrivé…
Je pense que c’était cela que je me disais quand, comme toujours peu de temps après le dîner, je suis allé dans ma chambre, Véra dans la sienne et mon père dans son bureau…
Je suis couchée dans mon lit, je vais m’endormir, lorsque mon père entre, l’air fâché… « Comment as-tu pu faire une chose pareille ?... Tu te rends compte dans quelle situation tu as mis Véra ?... et toi-même… quelle honte… », je sens qu’il est fatigué, que c’est pour lui une véritable corvée d’avoir l’air fâché, il se met à arpenter ma chambre, il me semble qu’il essaie de s’exciter… « C’est incroyable ! une telle malhonnêteté, tant de dissimulation… » Il s’arrête devant mon lit… « Mais enfin qu’est-ce qui t’a pris ? – C’est parce que j’en avais tellement envie… » Par cette réponse je lui donne, sans le vouloir, l’élan, la force qui lui manquent…
- Sans le vouloir certainement, ta sollicitude pour loin n’allait pas aussi loin…
Nathalie Sarraute, Enfance, 1983.