CXLVI
OLIVIER sent qu'il est frappé à mort. Il tient Hauteclaire, dont l'acier est bruni. Il frappe Marganice sur le heaume aigu, tout doré. Il en fait sauter par terre les fleurons et les cristaux, lui fend la tête jusqu'aux dents de devant. Il secoue sa lame dans la plaie et I'abat mort. Il dit ensuite : « Païen, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ; du moins, tu n'iras pas, au royaume dont tu fus, te vanter à aucune femme, à aucune dame, de m'avoir pris un denier vaillant ni d'avoir fait tort soit à moi, soit à personne au monde. » Puis il appelle Roland pour qu'il l'aide.
CXLVII
OLIVIER sent qu'il est blessé à mort. Jamais il ne se vengera tout son saoul. Au plus épais de la masse, il frappe en vrai baron. Il taille en pièces épieux et boucliers, les pieds et les poings, les selles, les échines. Qui l'aurait vu démembrer les païens, jeter le mort sur le mort, pourrait se souvenir d'un bon chevalier. L'enseigne de Charles, il n'a garde de l'oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut et clair. Il appelle Roland, son pair et son ami : « Sire compagnon, venez vers moi, tout près ; à grande douleur, en ce jour, nous serons séparés. »
CXLVIII
ROLAND regarde Olivier au visage : il le voit terni, blêmi, tout pâle, décoloré. Son sang coule clair au long de son corps ; sur la terre tombent les caillots. «Dieu ! dit le comte, je ne sais plus quoi faire. Sire compagnon, c'est grand'pitié de votre vaillance ! Jamais nul ne te vaudra. Ah ! France douce, comme tu resteras aujourd'hui dépeuplée de bons vassaux, humiliée et déchue ! L'empereur en aura grand dommage.» A ces mots, sur son cheval il se pâme.
CXLIX
VOILA sur son cheval Roland pâmé, et Olivier qui est blessé à mort. Il a tant saigné, ses yeux se sont troublés : il n'y voit plus assez clair pour reconnaître, loin ou près, homme qui vive. Comme il aborde son compagnon, il le frappe sur son heaume couvert d'or et de gemmes, qu'il fend tout jusqu'au nasal ; mais il n'a pas atteint la tête. A ce coup Roland l'a regardé et lui demande doucement, par amour : « Sire compagnon, le faites-vous de votre gré ? C'est moi, Roland, celui qui vous aime tant ! Vous ne m'aviez porté aucun défi ! » Olivier dit : « Maintenant j'entends votre voix. Je ne vous vois pas ; veuille le Seigneur Dieu vous voir ! Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi. » Roland répond : « Je n'ai aucun mal. Je vous pardonne, ici et devant Dieu. » A ces mots, l'un vers l'autre ils s'inclinèrent. C'est ainsi, à grand amour, qu'ils se sont séparés.
CL
OLIVIER sent que la mort l'angoisse. Les deux yeux lui virent dans la tête, il perd l'ouïe et tout à fait la vue. Il descend à pied, se couche contre terre. A haute voix il dit sa coulpe, les deux mains jointes et levées vers le ciel, et prie Dieu qu'il lui donne le paradis et qu'il bénisse Charles et douce France et, par-dessus tous les hommes, Roland, son compagnon. Le coeur lui manque, son heaume retombe, tout son corps s'affaisse contre terre. Le comte est mort, il n'a pas fait plus longue demeure ; le preux Roland le pleure et gémit. Jamais vous n'entendrez sur terre un homme plus douloureux.
La Chanson de Roland, XIème siècle.
OLIVIER sent qu'il est frappé à mort. Il tient Hauteclaire, dont l'acier est bruni. Il frappe Marganice sur le heaume aigu, tout doré. Il en fait sauter par terre les fleurons et les cristaux, lui fend la tête jusqu'aux dents de devant. Il secoue sa lame dans la plaie et I'abat mort. Il dit ensuite : « Païen, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ; du moins, tu n'iras pas, au royaume dont tu fus, te vanter à aucune femme, à aucune dame, de m'avoir pris un denier vaillant ni d'avoir fait tort soit à moi, soit à personne au monde. » Puis il appelle Roland pour qu'il l'aide.
CXLVII
OLIVIER sent qu'il est blessé à mort. Jamais il ne se vengera tout son saoul. Au plus épais de la masse, il frappe en vrai baron. Il taille en pièces épieux et boucliers, les pieds et les poings, les selles, les échines. Qui l'aurait vu démembrer les païens, jeter le mort sur le mort, pourrait se souvenir d'un bon chevalier. L'enseigne de Charles, il n'a garde de l'oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut et clair. Il appelle Roland, son pair et son ami : « Sire compagnon, venez vers moi, tout près ; à grande douleur, en ce jour, nous serons séparés. »
CXLVIII
ROLAND regarde Olivier au visage : il le voit terni, blêmi, tout pâle, décoloré. Son sang coule clair au long de son corps ; sur la terre tombent les caillots. «Dieu ! dit le comte, je ne sais plus quoi faire. Sire compagnon, c'est grand'pitié de votre vaillance ! Jamais nul ne te vaudra. Ah ! France douce, comme tu resteras aujourd'hui dépeuplée de bons vassaux, humiliée et déchue ! L'empereur en aura grand dommage.» A ces mots, sur son cheval il se pâme.
CXLIX
VOILA sur son cheval Roland pâmé, et Olivier qui est blessé à mort. Il a tant saigné, ses yeux se sont troublés : il n'y voit plus assez clair pour reconnaître, loin ou près, homme qui vive. Comme il aborde son compagnon, il le frappe sur son heaume couvert d'or et de gemmes, qu'il fend tout jusqu'au nasal ; mais il n'a pas atteint la tête. A ce coup Roland l'a regardé et lui demande doucement, par amour : « Sire compagnon, le faites-vous de votre gré ? C'est moi, Roland, celui qui vous aime tant ! Vous ne m'aviez porté aucun défi ! » Olivier dit : « Maintenant j'entends votre voix. Je ne vous vois pas ; veuille le Seigneur Dieu vous voir ! Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi. » Roland répond : « Je n'ai aucun mal. Je vous pardonne, ici et devant Dieu. » A ces mots, l'un vers l'autre ils s'inclinèrent. C'est ainsi, à grand amour, qu'ils se sont séparés.
CL
OLIVIER sent que la mort l'angoisse. Les deux yeux lui virent dans la tête, il perd l'ouïe et tout à fait la vue. Il descend à pied, se couche contre terre. A haute voix il dit sa coulpe, les deux mains jointes et levées vers le ciel, et prie Dieu qu'il lui donne le paradis et qu'il bénisse Charles et douce France et, par-dessus tous les hommes, Roland, son compagnon. Le coeur lui manque, son heaume retombe, tout son corps s'affaisse contre terre. Le comte est mort, il n'a pas fait plus longue demeure ; le preux Roland le pleure et gémit. Jamais vous n'entendrez sur terre un homme plus douloureux.
La Chanson de Roland, XIème siècle.