Un jour, peut-être, on vous a emmené visiter le Louvre.
On vous a traîné pendant des heures à travers des salles immenses, grouillant de monde, vous faisant dépasser des chefs-d’œuvre (qu'est-ce que c'est d'ailleurs ?) au pas de course, comme s'il vous fallait tout voir de cet énorme entrepôt de toiles, de statues, de tessons de vases dans des vitrines et de meubles à plateau de marbre, sous des plafonds peints de grosses dames en train de léviter au-dessus de parquets grinçants.
Vous avez plus ou moins poliment écouté ce qu'on vous disait de quelques-uns de ces tableaux placés côte à côte, sans que pourtant vous puissiez découvrir entre eux le moindre rapport, comme s'il s'était agi des épisodes d'une grande saga complètement embrouillée et qui, en plus, ne vous concernait pas.
Il faisait beau dehors. Vous aviez faim. A l'aller, depuis la vitre du bus ou de la voiture, vous aviez vu l'affiche d'un film dont vous attendiez la sortie avec impatience, et vous continuiez à y rêver devant ces vieilleries dans leurs cadres dorés, avec leur odeur à peine incongrue de poussière, de cire et de diluant à peinture.
Les touristes du moins étaient amusants à observer : ils couraient presque en suivant les flèches qui les menaient à la Joconde.
Peut-être y avez-vous croisé à un moment, tout près de la salle de la Joconde, un empereur couché au milieu d'un trésor de chevaux, de joyaux et d'esclaves. Vautré sur un énorme lit que soutenaient des têtes d'éléphant, il regardait d'un œil éteint tout ce qui s'égorgeait partout dans sa chambre sur son ordre, tout ce qui avait servi à ses plaisirs et qui allait le suivre dans la mort.
Parce que la capitale était tombée aux mains de l'ennemi.
Parce que tout périrait dans les flammes.
Parce que rien, rien, pas même un gobelet de vermeil, ne devait rester de tout ce qui l'avait diverti sur terre. La beauté du monde finirait avec lui.
C'était cela, être empereur.
Mais l'horreur de la scène était noyée dans cette fin d'après-midi, et vous étiez trop ennuyé à cet instant pour vous apercevoir qu'il n'existait rien de pareil au monde, que ce tableau, comme tous les autres dans le musée, n'avait pas été peint pour qu'on passe devant, ou pour qu'on le regarde d'un œil éteint, sans rien en voir, comme un roi fatigué de tout.
Vous n'avez rien éprouvé, ce jour-là, de la tension du peintre attaché à rendre l'opulence et la brutalité - avec chaque visage, chaque geste qu'il esquissait, avec chaque couleur qu'il posait à côté d'une autre -, à faire en sorte que tout compte, que l'espace entier soit saturé d'un sentiment de désastre grandiose.
Et le peintre s'y est efforcé à une époque où l'on n'aimait rien tant que les lignes pures et les choses morales : son tableau, pourtant inoubliable, a d'ailleurs sombré dans l'oubli pour près d'un siècle, à peine après avoir été présenté au public.
C'est quelquefois cela, être peintre : suer sang et eau sur des chantiers fous où les autres, souvent, ne voient que des choses évidentes.
Commencer à visiter un musée pour de bon, c'est peut-être d'abord comprendre qu'on y est entouré de miracles, que rien n'aurait dû exister de tout ça, que rien de tout ça ne nous était dû.
Que nous ne sommes pas de petits empereurs.
Je crois qu'on est toujours trop jeune pour les musées.