« C’était pas bien brillant… J’étais couché dans l’herbe au milieu des bouses. Des copains blessés passaient en traînant la patte. J’avais l’impression qu’ils ne me voyaient pas. Des 77 éclataient devant. Et on n’allait pas tarder à ramasser sur la cafetière nos propres obus. Alors je me suis dit que mon compte était bon. Ils nous avaient foutu la raclée, Y avait pas à sortir de là. Et si ça continuait, on allait tous y rester… »
Cette fois, Eddie tenait l’auditoire à sa merci. Les regards brillaient. Beaucoup de cigarettes s’étaient éteintes. Les pipes charbonnaient. A peine entendait-on encore, de temps en temps, l’annonce d’un des joueurs de cartes.
[…]
« J’en avais marre. J’étais crevé. Quand j’ai été sûr que pour moi, la cause était entendue, je me suis couché sur le dos, j’ai attendu, et alors… »
Il respira profondément, ferma les yeux. La lumière jaune de la lampe délayait le teint rouge de ses joues.
« Alors je les ai vus.
Personne ne demanda « qui ? » Tout le monde savait.
« Je les ai vus, oui. Pas tout de suite… D’abord le ciel s’est comme ouvert, les nuages se sont écartés. Je vais vous dire : si j’avais pas eu la trouille de ma vie, j’aurais trouvé ça beau. Au milieu, une brèche aveuglante jetait de la lumière, une lumière qui… Je ne sais pas, moi… Une lumière qui ressemblait à de la musique. C’est tout à fait ça, oui : de la musique. Pourtant je n’entendais rien, juste le vent qui soufflait dans les herbes et les feuilles des noisetiers… Tout le reste s’était tu, canons, fusils. En face, les Jerries[1] avaient dû s’arrêter, on n’en voyait plus la queue d’un. Mais je ne les ai pas cherchés longtemps. C’était là-haut que les choses se passaient… Oui, là-haut. Je les ai vus… Je les ai vus comme je vous vois. »
[…]
« Ils glissaient lentement par-dessus les nuages. La lumière qui m’éblouissait venait de leurs cuirasses. Elles étincelaient, oh, elles étincelaient… De vrais petits soleils. Dessous, ils portaient de longues aubes[2] blanches, immaculées. Ils ne bougeaient pas, comme les statues dans les églises. Ils flottaient au-dessus du canal, dans un silence écrasant. J’avais l’impression que leurs mains nous bénissaient, nous faisaient signe d’approcher. Certains brandissaient des épées de feu… »
Les yeux exorbités, Eddie fixait la lampe à pétrole. Pour lui nous n’étions plus là.
« Ils ne bougeaient pas, pourtant ils avançaient. Leurs longues ailes blanches rayonnaient. Moi je crevais de frousse, j’aurais pissé dans mon froc. J’allais mourir, ils venaient me chercher, je ne voulais pas. Pourtant je n’arrivais pas à me relever pour fuir. J’étais cloué là, impuissant. J’aurais voulu crier, appeler à l’aide. Mais rien. Aucun son ne sortait de ma gorge. Et eux, ils avançaient, ils avançaient… »
Il avala sa salive, porta la main gauche à son cou.
« Alors, d’un coup, j’ai compris… J’ai compris qu’ils ne me voulaient aucun mal. La lumière s’est adoucie, est devenue plus belle encore. Puis l’un d’eux m’a souri, a posé un doigt sur ses lèvres. Ils étaient à la fois très loin et très près, c’était à n’y rien comprendre. Ils bougeaient, ils ne bougeaient pas… J’ai mis ma main devant mes yeux, je me suis agenouillé puis, enfin, j’ai réussi à me hisser sur mes guibolles. Mon poignet ne saignait plus, je n’avais pas mal. Là-dessus un des anges a levé la main : je pouvais y aller. Il ne me chassait pas, non. Je pouvais y aller. Mon tour n’était pas venu. Son regard était doux, très doux… »
[…]
Un instant, le vieux caporal me dévisagea.
« Dans les journaux, ils ont prétendu que les anges avaient arrêté les Jerries, qu’ils étaient venus à notre secours. C’est des conneries. Ils n’étaient pas venus pour ça… Non… »
Une porte claqua, des pas résonnèrent. Des hommes descendaient l’escalier de la cave.
« Ils étaient venus pour tout autre chose… Pour emmener des types… Les faire passer de… De l’autre côté ! »
Il tira une caisse à lui, s’assit lourdement dessus.
« Un jour ils viendront pour moi, j’en suis sûr maintenant… A Mons, on a pris rendez-vous...»
Quelqu’un toussa. Je me retournai. La silhouette du sergent Daniels se découpait dans l’entrée.
« Ils viendront pour vous aussi… Pour vous tous… »
Au hasard, son doigt tendu désignait l’un, puis l’autre.
Xavier Hanotte, Derrière la colline, 2000.
[1] Jerries : probablement issu de l’anglais german (=allemand) ; terme utilisé par les soldats anglais pour désigner les Allemands.
[2] Aube : tunique que portent les prêtres durant la messe, généralement blanche, d’où son nom.
Cette fois, Eddie tenait l’auditoire à sa merci. Les regards brillaient. Beaucoup de cigarettes s’étaient éteintes. Les pipes charbonnaient. A peine entendait-on encore, de temps en temps, l’annonce d’un des joueurs de cartes.
[…]
« J’en avais marre. J’étais crevé. Quand j’ai été sûr que pour moi, la cause était entendue, je me suis couché sur le dos, j’ai attendu, et alors… »
Il respira profondément, ferma les yeux. La lumière jaune de la lampe délayait le teint rouge de ses joues.
« Alors je les ai vus.
Personne ne demanda « qui ? » Tout le monde savait.
« Je les ai vus, oui. Pas tout de suite… D’abord le ciel s’est comme ouvert, les nuages se sont écartés. Je vais vous dire : si j’avais pas eu la trouille de ma vie, j’aurais trouvé ça beau. Au milieu, une brèche aveuglante jetait de la lumière, une lumière qui… Je ne sais pas, moi… Une lumière qui ressemblait à de la musique. C’est tout à fait ça, oui : de la musique. Pourtant je n’entendais rien, juste le vent qui soufflait dans les herbes et les feuilles des noisetiers… Tout le reste s’était tu, canons, fusils. En face, les Jerries[1] avaient dû s’arrêter, on n’en voyait plus la queue d’un. Mais je ne les ai pas cherchés longtemps. C’était là-haut que les choses se passaient… Oui, là-haut. Je les ai vus… Je les ai vus comme je vous vois. »
[…]
« Ils glissaient lentement par-dessus les nuages. La lumière qui m’éblouissait venait de leurs cuirasses. Elles étincelaient, oh, elles étincelaient… De vrais petits soleils. Dessous, ils portaient de longues aubes[2] blanches, immaculées. Ils ne bougeaient pas, comme les statues dans les églises. Ils flottaient au-dessus du canal, dans un silence écrasant. J’avais l’impression que leurs mains nous bénissaient, nous faisaient signe d’approcher. Certains brandissaient des épées de feu… »
Les yeux exorbités, Eddie fixait la lampe à pétrole. Pour lui nous n’étions plus là.
« Ils ne bougeaient pas, pourtant ils avançaient. Leurs longues ailes blanches rayonnaient. Moi je crevais de frousse, j’aurais pissé dans mon froc. J’allais mourir, ils venaient me chercher, je ne voulais pas. Pourtant je n’arrivais pas à me relever pour fuir. J’étais cloué là, impuissant. J’aurais voulu crier, appeler à l’aide. Mais rien. Aucun son ne sortait de ma gorge. Et eux, ils avançaient, ils avançaient… »
Il avala sa salive, porta la main gauche à son cou.
« Alors, d’un coup, j’ai compris… J’ai compris qu’ils ne me voulaient aucun mal. La lumière s’est adoucie, est devenue plus belle encore. Puis l’un d’eux m’a souri, a posé un doigt sur ses lèvres. Ils étaient à la fois très loin et très près, c’était à n’y rien comprendre. Ils bougeaient, ils ne bougeaient pas… J’ai mis ma main devant mes yeux, je me suis agenouillé puis, enfin, j’ai réussi à me hisser sur mes guibolles. Mon poignet ne saignait plus, je n’avais pas mal. Là-dessus un des anges a levé la main : je pouvais y aller. Il ne me chassait pas, non. Je pouvais y aller. Mon tour n’était pas venu. Son regard était doux, très doux… »
[…]
Un instant, le vieux caporal me dévisagea.
« Dans les journaux, ils ont prétendu que les anges avaient arrêté les Jerries, qu’ils étaient venus à notre secours. C’est des conneries. Ils n’étaient pas venus pour ça… Non… »
Une porte claqua, des pas résonnèrent. Des hommes descendaient l’escalier de la cave.
« Ils étaient venus pour tout autre chose… Pour emmener des types… Les faire passer de… De l’autre côté ! »
Il tira une caisse à lui, s’assit lourdement dessus.
« Un jour ils viendront pour moi, j’en suis sûr maintenant… A Mons, on a pris rendez-vous...»
Quelqu’un toussa. Je me retournai. La silhouette du sergent Daniels se découpait dans l’entrée.
« Ils viendront pour vous aussi… Pour vous tous… »
Au hasard, son doigt tendu désignait l’un, puis l’autre.
Xavier Hanotte, Derrière la colline, 2000.
[1] Jerries : probablement issu de l’anglais german (=allemand) ; terme utilisé par les soldats anglais pour désigner les Allemands.
[2] Aube : tunique que portent les prêtres durant la messe, généralement blanche, d’où son nom.