Tout glacier comporte à coup sûr des crevasses, même insignifiantes ; les vrais séracs sont cependant relativement rares – et cela, parce qu'il faut justement des circonstances très particulières pour en créer. Du réseau de carrés et de rectangles se sont d'abord formés des cubes et des parallélépipèdes ; comment ? On dirait que le glacier a été haché. (Qui l'a haché?) Les parallélépipèdes dominent ; à un stade plus avancé, on croirait plutôt des tours et des tourelles, irrégulières en taille comme en angles d'aplomb et de toutes les formes imaginables. Elles peuvent avoir deux ou trois mètres de haut, ou, exceptionnellement, dix mètres ; leurs flancs sont arrondis, ou concaves ; leur sommet est effilé, ou massif ; elles penchent à tel point qu'on croit les voir s'abattre (ce qu'elles feront, tôt ou tard). […] Parfois, et c'est exceptionnel, on voit se rassembler des silhouettes presque semblables, tournées dans le même sens, d'un format modeste, et l'on dirait que c'est un troupeau de bestiaux ; mais la plupart du temps, elles sont en tout point aussi disparates que possible... Où est la surface du glacier, comment se présente-t-elle ? Difficile à dire. Elle est là sans y être. Quant à parler de surface, impossible. Ici, au pied d'une tour géante, une solide corniche... qui a deux pas de large et s'achève dans un trou d'une dizaine de mètres. Là-bas, on voit très bien qu'une des silhouettes repose sur un pilier, dont le fût disparaît dans l'insondable ; une autre cependant, à ce qu'il semble, s'enracine dans une pente neigeuse et ferme qui, vue d'ailleurs, s'avère être une mince pellicule de neige sur une très gracile arcature de glace sous laquelle ne s'étend que le vite jusqu'à de grandes profondeurs où, vraisemblablement, la même chose se reproduit. Parfois, dans les tréfonds, on entend couler des torrents...
[…]Mais en haut, ces formes mutilées et raides n'ont aucun rapport entre elles ; l'une est de guingois, l'autre jaillit comme une flamme, d'autres se penchent si bien qu'on se demande comment elles tiennent, les unes grasses s'agglomèrent, les autres tenant leurs distances, la plupart au coude à coude – effrayantes et grotesques ; carnaval d'ombres et de formes, cornes d'aurochs, dents de vampires, lions dressés, ours dansants, caricature de mitron, ou de meunier portant le sac sur son dos, ou de notable en haut de forme, de veuve drapée de voiles noirs de pied en cap, de crocodiles et de dragons.
Ludwig Hohl, Ascension, 1975.