
C’était au temps où les arbres fleurissent, où les bois se couvrent de feuilles et les prés de verdure, où, au matin, dans leur ramage, les oiseaux chantent avec douceur, où toute chose enfin est comme enflammée de joie. Alors se leva le fils de la veuve, dame de la Gaste Forêt solitaire. Il eût tôt fait de seller son cheval et de se saisir de trois javelots ; dans cet équipage, il s’éloigna du manoir de sa mère avec l’intention d’aller voir les herseurs qui pour elle travaillaient dans les avoines avec leurs douze bœufs et leurs six herses.
Le voici dans la forêt et aussitôt la douceur du temps le réjouit au plus profond de lui-même, ainsi que le chant des oiseaux qui s’en donnaient à cœur joie. Il était heureux. Le temps était serein et doux : il retira le mors de son cheval et le laissa paître librement à travers l’herbe verdoyante et fraîche. Et lui, habile à se servir de ses javelots, allait les lançant tout alentour, en arrière et en avant, en bas et en haut – quand il entendit venir, au travers du bois, cinq chevaliers revêtus de toute leur armure. Elles faisaient un grand vacarme, les armes de ceux qui approchaient, car souvent elles se heurtaient aux branches des chênes et des charmes. Les hauberts retentissaient, les lances s’entrechoquaient avec les écus, tout résonnait, les lances et les fers, les écus et les hauberts.
Le jeune homme entend, sans les voir encore, ceux qui arrivent à vive allure. Il s’en étonne :
« Par mon âme, elle disait vrai, ma mère, ma dame, quand elle affirmait que les diables sont plus effrayants que tout au monde ; et elle ajoutait, pour mon instruction, qu’il faut faire sur soi pour s’en protéger le signe de la croix. Mais je n’ai que faire de cette recommandation. Certes non, je ne me signerai pas. Je vais plutôt, d’un des javelots que je porte, frapper le plus fort d’entre eux, si bien qu’aucun des autres, j’en suis sûr, n’osera approcher de moi. »
Voilà ce que se disait le jeune homme avant de les voir. Mais quand il les vit nettement, au sortir du bois, à découvert, quand il vit les hauberts étincelants et les heaumes éclatants de lumière, quand il vit le vert et le vermeil reluire au soleil, et l’or, et l’azur, et l’argent, il fut frappé de la beauté et de la noblesse de ce spectacle.
« Ah ! Seigneur Dieu, dit-il, pardon ! Ce sont des anges que je vois ! Vraiment j’ai commis un affreux péché et j’ai eu bien tort de dire que c’était des diables. Ma mère assurément ne m’a pas menti quand elle m’a dit que les anges étaient les plus belles créatures qui soient, Dieu excepté, qui est plus beau que tout. Sûrement, c’est Dieu notre Seigneur lui-même que je vois ici : celui que je contemple est si beau que tous les autres, par Dieu, n’ont pas le dixième de sa beauté. Ma mère elle-même n’a-t-elle pas dit qu’on doit croire en Dieu et l’adorer et s’incliner devant lui pour l’honorer ? Je vais donc adorer celui-ci et tous les autres avec lui. »
Aussitôt il se jette à terre en récitant son credo et toutes les prières qu’il savait et que sa mère lui avait apprises. Celui des chevaliers qui commandait aux autres l’aperçoit et dit à ses compagnons :
« N’avancez pas ! Ce jeune homme, en nous voyant, a eu si peur qu’il est tombé à terre. Si nous nous approchions de lui tous ensemble, il serait si épouvanté, je crois, qu’il en mourrait : plus d’espoir alors d’avoir réponse à aucune de mes questions. »
Ils s’arrêtent donc et lui s’avance rapidement vers le jeune garçon. Il le salue et pour le rassurer :
« Jeune homme, fait-il, n’aie pas peur.
- Mais, répond celui-ci, par la foi que je porte au Sauveur, je n’ai pas peur. Etes-vous donc Dieu ?
- Vraiment, non.
- Qui êtes-vous donc ?
- Un chevalier.
- Je ne sais ce qu’est un chevalier, fait le jeune homme, je n’en ai jamais vu ni même entendu parler. Mais vous, vous êtes plus beau que Dieu. Ah, si je pouvais être pareil à vous et comme vous éclatant de lumière ! »
Le chevalier s’approche alors et lui demande :
« As-tu rencontré aujourd’hui même sur cette lande cinq chevaliers et trois jeunes filles ? »
Mais c’est sur un tout autre sujet que le jeune garçon entend se renseigner et poser des questions. Il tend la main vers la lance du chevalier et s’en saisissant :
« Mon cher seigneur, dit-il, vous qui vous appelez chevalier, qu’est-ce donc que vous tenez là ?
- Me voilà vraiment bien avancé, fait le chevalier. Je pensais, mon bon ami, apprendre quelque chose de toi et c’est toi qui veux savoir quelque chose de moi ! Mais je vais te répondre : ceci est ma lance.
- Voulez-vous dire qu’on la lance comme je le fais de mes javelots ?
- Non bien, jeune homme, quel nigaud tu fais ! On en donne seulement des coups, de près.
- Alors un seul de ces trois javelots que vous voyez vaut bien mieux, car j’en tue tout ce que je veux, bêtes ou oiseaux, autant que de besoin, et je les tue d’aussi loin qu’on pourrait le faire d’une puissante flèche.
- De tout cela, jeune homme, je n’ai que faire. Réponds-moi plutôt au sujet des chevaliers dont je t’ai parlé. Dis-moi si tu sais où ils sont. Et les jeunes filles, les as-tu vues ?
Le jeune garçon le saisit par le bord de son écu et, sans plus de manières,
« Qu’est cela, demande-t-il, et à quoi cela vous sert-il ? »
Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, XIIème siècle.
Le voici dans la forêt et aussitôt la douceur du temps le réjouit au plus profond de lui-même, ainsi que le chant des oiseaux qui s’en donnaient à cœur joie. Il était heureux. Le temps était serein et doux : il retira le mors de son cheval et le laissa paître librement à travers l’herbe verdoyante et fraîche. Et lui, habile à se servir de ses javelots, allait les lançant tout alentour, en arrière et en avant, en bas et en haut – quand il entendit venir, au travers du bois, cinq chevaliers revêtus de toute leur armure. Elles faisaient un grand vacarme, les armes de ceux qui approchaient, car souvent elles se heurtaient aux branches des chênes et des charmes. Les hauberts retentissaient, les lances s’entrechoquaient avec les écus, tout résonnait, les lances et les fers, les écus et les hauberts.
Le jeune homme entend, sans les voir encore, ceux qui arrivent à vive allure. Il s’en étonne :
« Par mon âme, elle disait vrai, ma mère, ma dame, quand elle affirmait que les diables sont plus effrayants que tout au monde ; et elle ajoutait, pour mon instruction, qu’il faut faire sur soi pour s’en protéger le signe de la croix. Mais je n’ai que faire de cette recommandation. Certes non, je ne me signerai pas. Je vais plutôt, d’un des javelots que je porte, frapper le plus fort d’entre eux, si bien qu’aucun des autres, j’en suis sûr, n’osera approcher de moi. »
Voilà ce que se disait le jeune homme avant de les voir. Mais quand il les vit nettement, au sortir du bois, à découvert, quand il vit les hauberts étincelants et les heaumes éclatants de lumière, quand il vit le vert et le vermeil reluire au soleil, et l’or, et l’azur, et l’argent, il fut frappé de la beauté et de la noblesse de ce spectacle.
« Ah ! Seigneur Dieu, dit-il, pardon ! Ce sont des anges que je vois ! Vraiment j’ai commis un affreux péché et j’ai eu bien tort de dire que c’était des diables. Ma mère assurément ne m’a pas menti quand elle m’a dit que les anges étaient les plus belles créatures qui soient, Dieu excepté, qui est plus beau que tout. Sûrement, c’est Dieu notre Seigneur lui-même que je vois ici : celui que je contemple est si beau que tous les autres, par Dieu, n’ont pas le dixième de sa beauté. Ma mère elle-même n’a-t-elle pas dit qu’on doit croire en Dieu et l’adorer et s’incliner devant lui pour l’honorer ? Je vais donc adorer celui-ci et tous les autres avec lui. »
Aussitôt il se jette à terre en récitant son credo et toutes les prières qu’il savait et que sa mère lui avait apprises. Celui des chevaliers qui commandait aux autres l’aperçoit et dit à ses compagnons :
« N’avancez pas ! Ce jeune homme, en nous voyant, a eu si peur qu’il est tombé à terre. Si nous nous approchions de lui tous ensemble, il serait si épouvanté, je crois, qu’il en mourrait : plus d’espoir alors d’avoir réponse à aucune de mes questions. »
Ils s’arrêtent donc et lui s’avance rapidement vers le jeune garçon. Il le salue et pour le rassurer :
« Jeune homme, fait-il, n’aie pas peur.
- Mais, répond celui-ci, par la foi que je porte au Sauveur, je n’ai pas peur. Etes-vous donc Dieu ?
- Vraiment, non.
- Qui êtes-vous donc ?
- Un chevalier.
- Je ne sais ce qu’est un chevalier, fait le jeune homme, je n’en ai jamais vu ni même entendu parler. Mais vous, vous êtes plus beau que Dieu. Ah, si je pouvais être pareil à vous et comme vous éclatant de lumière ! »
Le chevalier s’approche alors et lui demande :
« As-tu rencontré aujourd’hui même sur cette lande cinq chevaliers et trois jeunes filles ? »
Mais c’est sur un tout autre sujet que le jeune garçon entend se renseigner et poser des questions. Il tend la main vers la lance du chevalier et s’en saisissant :
« Mon cher seigneur, dit-il, vous qui vous appelez chevalier, qu’est-ce donc que vous tenez là ?
- Me voilà vraiment bien avancé, fait le chevalier. Je pensais, mon bon ami, apprendre quelque chose de toi et c’est toi qui veux savoir quelque chose de moi ! Mais je vais te répondre : ceci est ma lance.
- Voulez-vous dire qu’on la lance comme je le fais de mes javelots ?
- Non bien, jeune homme, quel nigaud tu fais ! On en donne seulement des coups, de près.
- Alors un seul de ces trois javelots que vous voyez vaut bien mieux, car j’en tue tout ce que je veux, bêtes ou oiseaux, autant que de besoin, et je les tue d’aussi loin qu’on pourrait le faire d’une puissante flèche.
- De tout cela, jeune homme, je n’ai que faire. Réponds-moi plutôt au sujet des chevaliers dont je t’ai parlé. Dis-moi si tu sais où ils sont. Et les jeunes filles, les as-tu vues ?
Le jeune garçon le saisit par le bord de son écu et, sans plus de manières,
« Qu’est cela, demande-t-il, et à quoi cela vous sert-il ? »
Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, XIIème siècle.