Attablé au comptoir d’un bar miteux se tenait un homme dans la trentaine d’années ; pourtant ses yeux creusés par des cernes bruns ainsi que le sillage que l’âge avait laissé sur son front portaient à croire qu’il était très âgé. En réalité cet homme était seul ; pas de rire, pas d’ accès de colère incontrôlé, pas de conversation amicale, juste lui dans une torpeur réconfortante ; personne pour le ramener à ses obligations d’homme marié. Il était délaissé, délaissé par sa compagne lassée de son alcoolisme qui le marginalisait de la société. Elle avait honte rien qu’en prononçant son nom. Cet homme s’était lui-même complètement délaissé en quelques sorte : sa barbe, ses cheveux grisonnants étaient en bataille et ses guenilles imprégnées de l’odeur acre de l’alcool et de la sueur. Il avait l’aspect d’un vieux vagabond. Pourtant ce n’était qu’un ivrogne ; dans ce bar il n’y avait que lui et l’arôme du whisky. Ce vice pervers, comme sa compagne l’appelait, était l’entrée miteuse vers un rêve chaleureux et la sortie du monde bruyant, froid, dans lequel vivaient tous les autres. "Ils sont bien stupides d’y rester", se disait il entre deux gorgées de whisky quand il était assez lucide pour formuler une pensée claire. Mais derrière ses sentiments confus, embrumés par la boisson, il était secrètement fier d’avoir trouvé ce chemin tordu : les autres étaient trop fiers pour l’emprunter, ils préféraient blâmer les gens honnêtes comme lui pour réprimer leur propre désirs de vice. Ils étaient pathétiques, ces prêcheurs de bon discours ; sa femme était pathétique, ses collègues l’étaient aussi . Le monde entier était pathétique.
C’était la destinée humaine de vouloir obstinément fuir ce à quoi on est condamné. Pourtant Virma faisait exception puisque pour ainsi dire ce n'était pas une personne, mais seulement son labrador : quinze ans d’amour de de dévotion qui avaient pris fin le mois dernier. Elle avait rendu l’âme ; n’ayant pas le cœur à l’enterrer il l’avait laissé étalée dans son jardin ; sont pelage autrefois doré était rongé par la vermine. L’alcool avait tout simplement effacé les souvenirs qu’il restait de Virma, ne laissant que l’écho de son aboiement heureux et son regard pétillant. Il se souvenait qu’il avait eu de nombreux conflits avec sa voisine au sujet de la carcasse de la chienne qui répandait une odeur pestilentielle. Cette bonne femme d’apparence aigrie était pourtant aimable autrefois et complice avec sa femme. Une complicité qui était plus de l’ordre du complot selon lui : cette vipère était à la source de la décision de sa femme qui l’avait abandonné à son sort. Il avait surpris la mégère qui le dévisageait à plusieurs reprises lorsqu’il quittait le bar le soir : elle avait toujours cet air de désapprobation et de dégoût. Elle avait une profonde aversion pour les ivrognes et les gens de son espèce. Il noya cette peine dans une autre gorgée de boisson. En réalité il était nerveux : cette vieille femme d’apparence inoffensive était le jugement d’une société entière condensé en une seule vieille femme. Or après le jugement s’applique une sentence, le rejet, puis une peine insoutenable . Il avait déjà vécu le rejet mais il guettait l’arrivée de cette peine : il était persuadé que cette vieille peau serait une sorte d’intermédiaire de cette peine. L’incarnation d’un châtiment qui lui arracherait cruellement son seul foyer. Il la craignait plus qu’il ne la haïssait.
Soudainement il fut saisi par l’horreur absolue. Le goût chaleureux laissait derrière lui un autre arôme de fer, comme de la rouille, un arôme qui lui était jusqu’alors complètement nouveau. Depuis des années à consommer le même whisky dans le même bar il aurait pu en discerner les moindres variations ; il prenait toujours exactement la même boisson sur le même siège pour ne pas être trop chamboulé par d’éventuels changements, mais là c’était saisissant. La routine paradisiaque qu’il avait instaurée patiemment n’était désormais plus que cette arrière-goût de cuivre. Il grimaça…
Il réalisa d’un coup tout ce qui l’entourait, un environnement auquel il ne prêtait plus attention, le comptoir plein de taches brunâtres : ce n’était pas de l’alcool, il le savait avec certitude. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’il réalisa qu'une serveuse l’épiait de loin comme si elle guettait sa réaction d’un œil mauvais, un sourire esquissé aux coins de ses lèvres ridées. Cet air moqueur lui était étrangement familier. C’était la mégère : à peine eut-il le temps de le réaliser qu’il bondit hors de sa chaise et se précipita vers le local derrière le comptoir jusqu’à présent inconnu.
Il voyait rouge, il palpitait, sa vision toujours embrumée par l’alcool distinguait pourtant une chose : le baril de whisky au centre de la pièce. Une odeur nauséabonde en émanait, la fétidité d’une carcasse en décomposition. Lorsqu’il l’ouvrit un relent ignoble se dégagea du contenu du baril, un mélange de whisky et de caillots de sang coagulé. A la surface de cette substance flottaient des mouches mortes et une touffe de poils autrefois dorés. Un seul nom vint à l’esprit de l’ivrogne : Virma.
Assil, 4°1, 2023.