Il vit qu'il était arrivé dans le fond du pâturage ; là, le chemin était barré. Là, il fallait qu'on levât la tête, qu'on la levât davantage encore, qu'on la renversât tout à fait.
Et, tout là haut, les yeux touchaient finalement à une espèce de brouillard pâle faisant suite à un ciel comme de la terre mouillée ; puis, en retour vers vous, venait le glacier, ainsi voilé dans sa partie supérieure, mais pas plus bas, de sorte qu'il éclairait en vert par places et en bleu à d'autres. Partout où la neige tenait encore, il éclairait en vert. Ailleurs la glace était à nu et elle avait une couleur comme celle qu'on voit quand on regarde à travers un morceau de verre bleu. C'était dressé, en même temps que ça tombait ; ça venait vers en bas en même temps que c'était immobile : une escalade de mille mètres et plus, changée en pierre, mais ayant encore ses remous, ses bouillonnements, ses surplombs, ses élans en avant, ses brisements, ses repos ; et enfin, dans le bas, elle reprenait sa course, sous la figure du torrent craché là par une dernière crevasse, entre deux sortes de larges griffes blanches frangées de noir.
Tout le glacier était là, ayant barré le chemin à Joseph, alors Joseph renverse encore la tête, il la ramène vers en bas, il la renverse de nouveau ; et de nouveau venait cette chose énorme, pas vraie, qu'on ne pouvait pas comprendre, ne produisant rien, ne servant à rien, comme si on était arrivé au bout de la vie, au bout du monde, au bout du monde et de la vie.
Charles-Ferdinand Ramuz, La grande peur dans la montagne, 1926.