Les Archers (extrait)

En mer, dans la tempête, il y a toujours un moment où on se dit les uns aux autres : "C’est maintenant le pire, ça ne peut pas souffler plus fort" – et juste après vient une bourrasque dix fois plus violente qu’aucune auparavant. Il en allait de même dans les tranchées anglaises.
Il n’y avait pas de coeur plus farouche dans le monde entier que le coeur de ces hommes ; pourtant même eux étaient saisis d’horreur à voir comme la canonnade allemande, aussi brûlante qu’un enfer sept fois recuit, tombait sur eux, les submergeait, les anéantissait. Et à ce même instant ils virent depuis leurs tranchées une armée formidable se diriger droit sur leurs lignes. Du millier qu’ils avaient été, il en restait cinq cents, et d’aussi loin qu’ils pouvaient voir l’infanterie allemande les pressait, colonne après colonne, une mer d’homme en gris, dix mille en tout, comme on l’a su plus tard.
Il n’y avait pas le moindre espoir. Quelques-uns parmi eux se serrèrent la main. Un homme improvisa une nouvelle version du chant de marche, "Adieu, adieu Tipperary," qui se finissait par : "Et nul n’ira là-bas". Mais ils continuèrent à faire feu sans flancher. Les officiers firent remarquer que l’opportunité d’un tel canardage pourrait bien ne jamais se reproduire ; les Allemands tombaient, une ligne après l’autre ; le comique de Tipperary demandait : "C’est combien, Sidney Street?" Et les quelques mitrailleuses faisaient de leur mieux. Mais tout le monde savait que c’était en vain. Les cadavres gris gisaient par compagnies, par bataillons entiers ; mais d’autres arrivaient, et encore, et encore, et ils grouillaient et se démenaient et s’avançaient vers eux d’aussi loin que portait la vue.
"Pour les siècles des siècles, Amen", dit un des soldats britanniques, un peu hors de propos, tandis qu’il visait avant de faire feu. C’est alors qu’il se rappela – il dit aujourd’hui qu’il ne sait pas pourquoi ni d’où cela lui vint – un curieux restaurant végétarien à Londres, où il avait une ou deux fois mangé des plats plutôt originaux, comme des côtelettes faites de lentilles et des noix qui se voulaient du steak. Sur toutes les assiettes de ce restaurant était imprimée une effigie tout en bleu de Saint Georges, accompagnée de la devise Adsit Anglis Sanctus Georgius – « Puisse Saint Georges apporter toujours son soutien aux Anglais ». Il se trouve que ce soldat savait le latin parmi d’autres choses sans intérêt ; et à cet instant, comme il faisait feu sur sa cible dans la masse grise qui avançait – elle n’était plus qu’à trois cents mètres – il dit à haute voix la pieuse maxime végétarienne. Il continua à faire feu jusqu’au bout, au point que son camarade Bill, à sa droite, dut lui flanquer une vigoureuse claque sur le crâne pour le faire cesser, tout en lui rappelant que les munitions du Roi coûtaient cher et qu’on ne devait donc pas les gâcher ainsi à la légère, à poinçonner de drôles de dessins sur des Allemands morts.
Car au moment où l’étudiant en latin avait prononcé son invocation, il s’était senti traversé par quelque chose qui tenait à la fois du frisson et du choc électrique. Le rugissement de la bataille avait décru dans ses oreilles jusqu’à n’être plus qu’un doux murmure ; au lieu de quoi, à ce qu’il dit, il avait entendu une voix formidable qui hurlait en un cri plus puissant qu’un coup de tonnerre : "Haro ! Haro ! Haro !"
L’instant d’avant son cœur brûlait comme un charbon ardent ; il était à présent en lui aussi froid que la glace, tandis qu’il lui semblait qu’un tumulte de voix répondait à l’appel. Il entendit, ou il crut entendre, des milliers d’entre elles qui criaient: "Saint Georges ! Saint Georges !"
"Ha! Seigneur ! Ha, doux Saint, apporte-nous la délivrance !"
"Saint Georges pour l’Angleterre !"
"Haro ! Haro ! Monseigneur saint Georges, secourez-nous !"
"Ha! Saint Georges ! Ha ! Saint Georges ! Un arc long, un arc puissant !"
"Chevalier céleste, venez-nous en aide !"
Et comme le soldat entendait ces voix il vit devant lui, par-delà la tranchée, une longue ligne de formes lumineuses. On aurait dit des hommes avec des arcs ; après un nouveau cri leurs nuées de flèches s’envolèrent en chantant et en perçant les airs vers l’armée allemande.
Les autres hommes de la tranchée continuaient à faire feu. Ils n’avaient plus d’espoir ; mais ils visaient avec autant d’application que s’ils avaient tiré au concours de Bisley. Soudain l’un d’entre eux glapit dans l’anglais le plus ordinaire : "L’bon Dieu nous aide !" corna-t-il à l’oreille de son voisin "mais on fait des miracles ! R’garde un peu ces... messieurs en gris, r’garde ! Tu les vois ? C’est pas par douzaines qu’ils tombent, c’est pas par centaines ; c’est par milliers, par milliers ! R’garde ! R’garde ! Il en est tombé un régiment comme j’te causais."
"Boucle-la !” beugla l’autre soldat en ajustant son tir, "C’est quoi, ces salades !"
Mais il s’étrangla de stupeur au moment même où il parlait, car en effet les hommes en gris tombaient par milliers. Les Anglais pouvaient entendre les cris gutturaux des officiers allemands, les détonations de leurs revolvers tandis qu’ils tiraient sur ceux qui hésitaient ; cependant ils continuaient à s’écraser au sol, une ligne après l’autre.
Cependant notre soldat versé en latin entendait le cri : "Haro ! Haro ! Monseigneur, cher saint, accourez à notre aide ! Saint Georges, assistez-nous !"
"Preux chevalier, défendez-nous !"
Les flèches chantèrent ; elles volèrent si vives et si denses qu’elles obscurcirent l’air ; la horde barbare fondit devant elles.
"Renfort de mitrailleuses !” hurla Bill à Tom.
"J’les entends pas," hurla Tom en réponse. "Mais, Dieu merci, ils l’ont dans l’os."
En fait, il y avait dix mille cadavres allemands étendus devant les positions anglaises, grâce à quoi il n’y eut pas de deuxième Sedan. En Allemagne, pays où règne l’esprit scientifique, les membres de l’Etat-major déclarèrent que les méprisables Anglais avaient dû employer des obus chargés d’un poison inconnu, puisque aucune blessure n’était visible sur les corps des soldats germains. Mais celui qui savait le goût qu’avaient les noix quand elles se prenaient pour du steak savait aussi que Saint Georges avait appelé ses archers d’Azincourt au secours des Anglais.
Arthur Machen, Les Archers (The Bowmen), 1915.