La guerre ! … se battre ! égorger !… massacrer des hommes ! et nous avons aujourd’hui, à notre époque avec notre civilisation, avec l’étendue de science et le degré de philosophie où l’on croit parvenu le génie humain, des écoles où l’on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d’hommes innocents, chargés de famille et sans casier judiciaire. […]
N’aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand cri de délivrance et de vérité ?
« Aujourd’hui, la force s’appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution ; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire.
« Ah ! proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre. »
Vaines colères, indignations de poète. La guerre est plus vénérée que jamais.
Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Molkte, a répondu un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici :
« La guerre est sainte, d’institution divine ; c’est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez l’homme tous les grands, les nobles sentiments : l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme. »
Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cents mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ni rien étudier ni rien apprendre, ne rien lire, n’être utile à personne, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d’un champ, tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Nous l’avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes, redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n’existe plus, que la loi est morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu’ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.
Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Entrer dans un pays, égorger l’homme qui défend sa maison parce qu’il est vêtu d’une blouse et n’a pas un képi sur la tête, brûler les habitations de misérables qui n’ont plus de pain, casser des meubles, en voler d’autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées dans les rues, brûler des millions de francs en poudre, et laisser derrière soi la misère et le choléra.
Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Qu’ont-ils donc fait pour prouver même un peu d’intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu’ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.
Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, l’ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut aider, ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères.
Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l’esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l’intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être, de l’aisance, de la force.
La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans d’efforts, de patience et de génie.
Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Guy de MAUPASSANT, Sur l’eau, 1888.