On entendra trop parler de couleurs aujourd'hui de toute façon.
La question n'est pas de savoir s'il est si difficile de peindre un carré blanc bleuté sur un fond blanc cassé.
La question serait plutôt de savoir pourquoi le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch est une œuvre d'art.
Parce que c'en est une, ça ne se discute pas.
Puisque la toile est exposée dans un musée d'art moderne, à New York.
Comment expliquer qu'un carré blanc sur un fond blanc soit de l'art au même titre que la Joconde ?
Il faut un artiste qui le pense.
Il faut des regardeurs qui soient du même avis, et de préférence pour les mêmes raisons.
Pourquoi seraient-ils du même avis ?
Peut-être parce qu'ils éprouvent, à regarder cette toile, une étrange émotion - une émotion d'un ordre esthétique.
Comme ce qu'on éprouverait au-dessus d'une plaine enneigée (en la regardant, par exemple, depuis le hublot d'un avion ou la nacelle d'un aérostat) à découvrir qu'à un endroit, dans cette vaste étendue monochrome, il y a quelque chose de différent du reste.
Pas de beaucoup. Très, très subtilement.
Comme est subtil ce qu'on éprouve à manquer de manquer une marche, ou encore à croire que notre cœur, pour un quart de seconde, a oublié de battre.
En 1918, le peintre de la toile et ses regardeurs y voyaient plutôt un geste radical et révolutionnaire - mais c'était il y a un siècle. Nous en avons vu d'autres depuis.
« J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »
Kasimir Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, 1916.