Le château se dressait à l'extrémité de l'éperon rocheux que venait de côtoyer Albert. Un sentier tortueux y conduisait - impraticable à toute voiture - et s'embranchait à gauche de la route. Il serpentait quelque temps dans une étroite prairie marécageuse, à travers laquelle Albert entendit le plongeon précipité des grenouilles sur son passage. Puis le sentier abordait par une déclivité rapide les flancs de la montagne. Le silence du paysage devint alors total. D'épaisses masses de fougères bordaient le sentier à hauteur d'homme, de chaque côté des ruisseaux d'une limpidité surprenante coulaient sans bruit sur un fond de galets, des bois touffus enserraient le chemin dans ses détours les plus capricieux sur le flanc de la montagne. Pendant toute cette ascension, la plus haute tour du château, surplombant les précipices où le voyageur cheminait péniblement, offusquait l'œil de sa masse presque informe, faite de schistes bruns et gris grossièrement cimentés et percée de rares ouvertures, et finissait par engendrer un sentiment de gêne presque insupportable. Du haut de ce guetteur muet des solitudes sylvestres, l'œil d'un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment dans les arabesques les plus compliquées du sentier, et si la haine eût attendu embusquée dans cette tour un visiteur furtif, il eût couru le plus imminent des dangers ! Les merlons de cette puissante tour ronde, faite de dalles épaisses de granit, se profilaient toujours juste au-dessus de la tête du voyageur engagé dans sa route pénible, et rendaient plus frappante la vitesse des lourds nuages gris qui les débordaient à chaque seconde avec une rapidité sans cesse accrue.
Julien GRACQ, Au Château d'Argol, 1938.
Julien GRACQ, Au Château d'Argol, 1938.